Livreurs indépendants: la cours de cassation requalifie un contrat d'auto-entrepreneur en contrat de travail (et ça peut tout changer)
C'est une décision de justice qui pourrait faire beaucoup de vagues dans le petit milieu des livreurs indépendants: dans un arrêt rendu hier, la cours de cassation considère qu'un livreur à vélo travaillant pour un site de livraison de repas n'est pas un auto-entrepreneur, mais bien un salarié de l'entreprise.
Voilà une décision qui pourrait remettre en cause le modèle économique des entreprises de ce secteur comme UberEats ou Deliveroo. Quelques explications...
Contexte: les plateformes de livraison font appel à des livreurs auto-entrepreneurs
Nous vous en parlons dans notre dossier consacré aux livreurs indépendants: il est possible de gagner de l'argent en effectuant des courses pour des plateformes de livraison comme UberEats, Deliveroo, Couriier, Stuart...
Ces plateformes mettent en relation des entreprises ou des restaurants ayant besoin de livrer un produit, et des particuliers demandant cette livraison.
Au milieu: des livreurs à vélo avec un statut d'auto-entrepreneur appelés par la plateforme via une application dédiée pour effectuer la livraison.
Les livreurs sont rémunérés pour chaque livraison effectué mais ne sont pas des salariés des plateformes de livraison: cela peut constituer un bon salaire d'appoint mais il n'y a pas de congès payés, pas d'horaires fixes, pas de revenus assurés en cas de baisse d'activité ou de maladie/blessure, pas d'indemnité de licenciement...etc.
Un lien de subordination entre la plateforme et le livreur
En avril 2016, un ancien livreur travaillant pour la startup Take Eat Easy, qui a depuis disparue, a demandé au tribunal à ce que son contrat d'auto-entrepreneur soit requalifié en contrat de travail.
Pour appuyer sa demande, le livreur veut montrer que la plateforme avait mis en place un système de sanctions et de bonus maintenant une pression constante sur celui-ci et l'empêchant d'utiliser une autre plateforme pour effectuer des livraisons. Selon lui, la relation mis en place par la plateforme est bien similaire à celle existant entre un employeur et son employé.
Voici les éléments avancés par le livreur pour démontrer l'existence d'une relation de subordination entre lui et la plateforme:
- un bonus donné si le temps d'attente au restaurant était court (un encouragement à couper les files d'attente??)
- un bonus si le livreur faisait plus de kilomètres que la moyenne des autres livreurs
- une pénalité si le livreur de prévenait pas au moins 48h à l'avance de son incapacité à effectuer une livraison
- une pénalité si le livreur ne peut livrer suffisamment
- une pénalité en cas d'absence de réponse à son téléphone
- une pénalité en cas d'incapacité à réparer une crevaison
- une pénalité en cas de refus de faire une livraison
- une pénalité en cas de retards de livraison répétés
- une pénalité en cas de circulation sans casque
- une pénalité en cas de non présentation à une période de livraison
- une pénalité en cas de connexion en dehors de la zone de livraison
- une pénalité en cas d'insulte à un client ou au support de la plateforme...etc.
- La présence d'un système de géolocalisation en temps réel du livreur dans l'application Take Eat Easy
- La comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus par le livreur
Tout d'abord débouté par la cours d'appel de Paris, ces arguments ont finalement été pris en compte par la cours de cassation.
Celle-ci considère que Take Eat Easy avait bien un "pouvoir de sanction à l'égard du coursier" et également un "pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation". Ces 2 éléments pris ensemble constituent bien un lien de subordination de la plateforme sur le livreur, ce qui implique que ce dernier était bien un salarié.
Et maintenant? Vers une jurisprudence?
Plus de 2 ans après la demande de requalification, l'affaire revient donc une nouvelle fois devant la cours d'appel de Paris.
Si la décision de la cours de cassation était confirmée, celle-ci pourrait faire office de jurisprudence pour l'ensemble des livreurs à vélo travaillant avec des plateformes de livraison.
A notre connaissance, au moins 9 autres anciens coursiers de Take Eat Easy ont également demandé la re-qualification de leur contrat d'auto-entrepreneur en CDI. Cette re-qualification ouvrirait la voie à des demandes de dommages et intérêts pour "rupture abusive de contrat" suite à la fermeture de la plateforme en 2016 (dans l'hypothèse où il resterait encore de l'argent à prendre quelque part...).
Si dans le futur, l'ensemble des contrats passés entre les coursiers et plateformes de livraison se transformait en CDI, nous doutons fortement que ces dernières pourraient subsister en passant d'une charge salariale d'une douzaine d'employés à plusieurs milliers!
Bien souvent, ces plateformes sont plutôt déjà déficitaires et mises sur des levées de fond auprès d'investisseurs pour continuer à se développer et étouffer la concurrence (comme l'ont été Take Eat Easy et, plus récemment, Foodora).
A terme: de meilleures conditions de travail pour les livreurs?
Une solution pour les plateformes de livraison pour ne pas risquer que la re-qualification des contrats des coursiers auto-entrepreneurs pourrait être de diminuer la pression excercée sur ces derniers.
Il nous semblerait par exemple judicieux de supprimer la géolocalisation des coursiers en temps réel, les systèmes de bonus/malus à outrance ou de leur permettre de passer plus facilement d'une plateforme de livraison à une autre sans sanction.
A terme, cela pourrait améliorer les conditions de travail de plusieurs dizaines de milliers de coursiers indépendants.
Source: l'arrêt de la cours de cassation (jetez-y un oeil, le jargon juridique est tordant: presque 1100 mots pour seulement 4 phrases! )